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Entretien croisé : Pierre-Yves Gomez et Suzy Canivenc pour Alternatives économiques

Entretien croisé : Pierre-Yves Gomez et Suzy Canivenc pour Alternatives économiques

Comment passer d’une hiérarchie verticale à un management plus horizontal ? Suzy Canivenc revient avec l’économiste Pierre-Yves Gomez, spécialiste de la stratégie et de la gouvernance d’entreprise, sur la capacité du management français à s’adapter aux nouvelles attentes d’autonomie des salariés. Quelques extraits de leur échange recueilli par Sandrine Foulon pour Alternatives économiques
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« La France a longtemps été caractérisée par une hiérarchie très verticale. Est-ce toujours le cas ?

Suzy Canivenc : Dans les années 1960-1970, l’anthropologue néerlandais Geert Hofstede s’intéressait à l’impact des cultures nationales sur le rapport au travail. Il a alors développé un modèle avec six variables, chacune notées de 0 à 100. Et la première variable, c’est justement la distance hiérarchique qui renvoie au degré d’acceptation culturelle des inégalités de statut et de pouvoir entre les individus. En France, nous avions un taux assez élevé de 68. […]

Pierre-Yves Gomez : Peut-on vraiment parler d’une culture française du management ? J’ai travaillé des années sur la gouvernance des entreprises et je me méfie de l’approche culturaliste. Elle me semble écraser la complexité des choses. […]

Le « capitalisme national » n’a plus le même sens symbolique et effectif qu’il pouvait avoir dans les années 1970. La notion de hiérarchie n’est pas la même selon que l’on parle de grands groupes internationaux ou de petites entreprises locales. […]

S’il faut vraiment parler d’une spécificité nationale, je parlerais davantage d’une culture ingénieriste qui, pour le coup, est typiquement française. […]

Est-ce en tout cas une forme de management qui n’est plus acceptée par les salariés, notamment les plus jeunes générations ?

P.-Y. G. : […] Le management n’est plus sacralisé. Il doit s’adapter et prouver son autorité. Il le fait par de multiples tentatives plus ou moins adroites, le team building, la sympathie, le bonheur au travail… Il essaie de reconstituer un sentiment d’adhésion fondé sur des points d’accord propices à l’épanouissement entre lui et les collaborateurs.

La bienveillance, ce n’est évidemment pas un détail. Les enquêtes montrent que c’est le premier critère pour rester dans une entreprise. Reste que les managers sont formés à la gestion par les chiffres, pas à organiser le travail réel. Face au désengagement, ils font toujours plus de la même chose, en plus « gentil » peut-être, mais ils ne s’attaquent pas au vif du sujet qui est : que font les gens ? Quel est leur travail ?

Or, il s’agit de revenir au travail tel qu’il se fait. Avec la crise du Covid, l’histoire de l’humanité a connu ce moment unique où on a vu quel travail réel produit des choses réelles. J’ai beaucoup espéré que cette parenthèse agirait comme un vaccin à ce que nous vivons. Ce n’est malheureusement pas ce que j’observe aujourd’hui.

S. C. : J’ai participé récemment à une enquête auprès de personnes de 15 à 45 ans, qui démontrait un attachement au travail. Cela va à l’encontre d’une prétendue épidémie de flemme et d’individualisme qui est beaucoup pointé du doigt. Mais il est vrai qu’il y a un désengagement dans l’entreprise en tant qu’institution.

La réflexion du sociologue Michel Lallement est sur ce point très éclairante. Il constate que c’est moins une question d’individualisme de la part des salariés que d’individuation.

La différence, c’est que les individus se mettent à distance des corps intermédiaires et choisissent de construire leur vie, leurs projets à eux, de manière horizontale avec leurs pairs. […]

P-Y. G. : Si je suis assez d’accord sur la distinction entre individualisme, et individuation, il reste que le tréfonds structurel de notre société postmoderne, c’est l’individualisme narcissique.

Je ne porte pas de jugement, ni positif ou négatif. Je constate simplement que ça n’était pas tout à fait la réponse entendue il y a encore 20 ans, quand on prônait l’aventure de l’entrepreneuriat social, du progrès technique collectif…

Le collaborateur aujourd’hui, c’est « moi, ma vie, mes amis, mais aussi mes collègues proches avec lesquels je fais des choses intéressantes ». Et si on ne me donne pas les conditions pour le faire, je vais voir ailleurs parce que le destin de la grande société comme lieu de vie commun ne m’intéresse pas. L’entreprise, et surtout la grande entreprise, ne fait que subir une transformation générale de la société occidentale. […]

Faut-il s’inspirer de ces entreprises libérées qui se présentent comme des structures avec pas ou très peu de hiérarchie ?

S. C. : J’y suis très réticente. Il ne suffit pas de copier-coller des modèles clés en main pour avoir à la fois des performances époustouflantes et une qualité de travail jamais atteinte.

Ce qui n’empêche pas de s’inspirer de principes ou de pratiques à partir du moment où ils font sens par rapport à l’activité réelle. Mais cela demande toujours un travail d’adaptation, des retours d’expériences, de la patience et beaucoup de prudence.

P.-Y. G. : Il est naïf de croire qu’on puisse effectivement dupliquer ces modèles partout. Les entreprises libérées que j’ai pu suivre en sont parfois revenues ou ont fini par bricoler une organisation en fonction de ce qu’elles étaient. On observe d’ailleurs très souvent qu’elles ont à leur tête un dirigeant charismatique qui a un poids décisif par rapport aux autres entreprises. C’est paradoxal. […] »

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